Pourquoi je ne suis pas devenue terroriste
Aujourd’hui, je me suis acheté un petit sapin. Je pense que c’est la première fois. J’ai toujours aimé la fête de Noël. Elle met tout le monde de bonne humeur. Pour moi, c’est le symbole de l’immense joie qu’une naissance apporte dans une famille. C’est aussi la célébration d’une personne du Moyen-Orient ... comme moi ! J’adore l’idée que cette fête permette au Moyen-Orient de rayonner ainsi dans le monde entier.
Aujourd’hui, comme hier, comme avant-hier, depuis quelques années déjà, je remercie la vie, tous les jours, plusieurs fois. Je suis tellement reconnaissante pour toutes les bontés qu’elle m’apporte. Des parents aimants, fabuleusement parents, une enfance et une adolescence heureuse en Iran et une vie d’adulte épanouissante et pleine en Belgique, où toutes les portes m’ont toujours été ouvertes. Je ressens ma situation comme un privilège. Alors, oui : « Merci Madame la Vie » !
Cette année, le 14 novembre, j’ai eu 40 + 13 ans.
Cette année, le 13 novembre, 130 personnes ont été tuées de façon arbitraire dans une ville située à 1h30 de chez moi. Tous les jours, et depuis au moins 3 ans, hier, comme avant-hier, comme aujourd’hui, 130 personnes au moins sont assassinées dans 3 pays situés à 3.000 km de chez moi. Tous les jours, et depuis plus de 30 ans, plus de 130 enfants meurent de faim, sur l’ensemble de notre planète, hier, comme avant-hier, comme aujourd’hui. Est-ce normal ? Non, non et non. Aucune de ces tragédies n’est normale, acceptable. Y-a-t-il un lien entre ces trois évènements ? Pour moi, oui. C’est l’injustice croissante qui existe dans le monde. Je suis convaincue que l’humanité forme un seul corps et lorsque les uns souffrent à cause de l’injustice, tellement flagrante, aussi effroyable, cela provoque des pathologies, ailleurs, dans ce même corps, chez d’autres membres de cette même humanité. Et je pense que nous tous, les six milliards d’êtres humains, sommes responsables de tous. Nous ne sommes pas coupables, mais nous sommes responsables des événements à cause de notre indifférence. Oui, notre indifférence, notre inaction.
Comme le dit si bien le poète persan, Saadi, dont les paroles figurent à l’entrée du siège de l’Organisation des Nations Unies à New York :
بنی آدم
اعضای یک دیگرند که در آفرينش ز یک گوهرند
چوعضوى به درد آورد روزگار دگر عضو ها را نماند قرار
L’humanité est un seul tout, une œuvre, une seule pierre précieuse. Lorsque le destin fait souffrir l’un de ses membres, tous les autres en sont profondément ébranlés.
Est-il normal que je vive dans un logement ? Que j’aie de l’eau courante, du chauffage et de l’électricité ? Oui, c’est normal. Et qu’il y ait des personnes sans abri ? Non, ce n’est pas normal. Tout le monde, en Belgique et sur la planète bleue, devrait bénéficier de tous ces avantages. Nous en sommes tous responsables. Oui, tous.
Est-il normal que j’aie pu aller à l’université, que j’aie un travail décent et que je sois capable de me débrouiller dans la vie ? Oui, c’est normal. Et je dis merci à la vie pour cela. Mais est-ce que tout le monde a cette possibilité dans sa vie, étudier et s’épanouir en faisant appel à ses propres capacités, traversant toutes les portes ouvertes ? Non, toutes les portes ne sont pas ouvertes à tous et parfois il n’y a même pas de porte à pousser et ça ce n’est pas normal.
Est-il normal que j’aie vécu dans une communauté où la culture de mes parents, la culture iranienne donc, était toujours valorisée ? Oui, c’est normal. Tout être humain a besoin d’estime de soi, que sa culture et ses origines soient valorisées. Est-ce que c’est le cas de toutes les communautés en Belgique ? Est-ce que nous faisons, en tant que société, suffisamment d’efforts en Belgique pour que toutes les communautés se sentent fières de leur culture d’origine, de celle de leurs parents, de leurs ancêtres ? Y compris la langue et la religion de chacun ? Non. Et ça ce n’est pas normal. Est-ce que nous faisons suffisamment d’efforts pour que l’unité dans la diversité soit une notion ancrée dans le cœur et l’esprit de tous ? Que nous comprenions à quel point la diversité est importante pour la survie de l’espèce humaine, que ce soit sur le plan génétique, culturel ou spirituel ? Je pense que c’est Mirza Hossein Ali Nouri, philosophe et écrivain iranien qui, pour la première fois, a parlé de la notion de l’unité dans la diversité, au 19ème siècle et en a fait un principe de vie. Désormais cette notion est devenue le slogan de l’Union européenne et je trouve cela absolument fabuleux. Oui, je suis vraiment fière que les pensées de l’un de mes compatriotes aient trouvé cet ancrage en Europe.
Mais non, nous ne faisons pas suffisamment d’efforts pour que la diversité soit acceptée comme une norme, qu’elle soit vécue comme une banalité, par tous nos concitoyens en Belgique et ça ce n’est pas normal.
Mon père avait pour habitude de dire : « Le plus grand problème dans le monde, c’est que les gens ne s’aiment pas les uns les autres » et c’est probablement pour cela qu’il a consacré sa vie à lutter contre les préjugés de race, de sexe, et de religion, contre les extrêmes de pauvreté et de richesse, aussi. C’est plus que probablement pour cela également que mes parents m’ont appris à aimer tout le monde, sans distinction, sans exception, à travers leurs paroles et surtout leurs actes. Je pense qu’ils ont eu raison.
Le cœur de l’homme, ses émotions sont tellement importantes. L’humanité a besoin d’un cœur apaisé, d’émotions agréables qui la pousseront à travailler pour le bien de tous, dans la joie et dans le plaisir.
Je ne me sens pas intégrée en Belgique parce que je connais la Constitution ou le système fédéral. Non. C’est une question de ressenti. C’est parce que je ne me sens pas séparée de mes concitoyens. Oui, je suis iranienne. Oui, j’ai un vécu émotionnel positif en Belgique. Je suis en même temps très fière de la culture de mes parents et je suis en même temps heureuse de vivre en Belgique, très heureuse même. Il n’y a pas de «moi » et « les autres ». Nous formons un seul et unique « nous ».
Pour moi, l’intégration n’est pas une question d’apprentissage de ce qu’est la citoyenneté, dans la théorie et dans les livres mais bien du vécu émotionnel de cette citoyenneté. S’il est vrai qu’il est important de connaître la loi, de savoir par exemple que l’incitation à la haine est pénalement punissable en Belgique, il n’en reste pas moins vrai que pour être un citoyen à part entière, il faut aussi et surtout se sentir bien dans sa peau, se sentir valorisé et être heureux d’être ici, se sentir à sa place, écouté, entendu et avoir un vécu émotionnel positif.
Je pense qu’il est plus que temps de travailler sur la question des émotions, du monde intérieur de l’être humain, de l’essentiel donc, pour moi. Voilà précisément mon projet de vie.
Ce qui me passionne véritablement, c’est notre bien-être. Ce qui me rend vraiment heureuse dans la vie, c’est quand les êtres humains se sentent bien dans leur peau. Et ce que je compte faire, c’est mettre en œuvre un projet sur 30 ans (eh oui, encore le chiffre trois !) pour travailler sur le bien-être à l’école, pour les élèves, pour les enseignants et tous les acteurs du monde scolaire, à travers un outil très simple : l’éducation émotionnelle, le chemin qui développe la créativité, le bien-vivre ensemble et le bien-être en général, tant des élèves que des enseignants. Il s’agit en fait d’une stratégie de lutte contre la violence, à l’école, comme dans la société en général. Nous voulons lutter contre la violence : vraiment ? Il nous faut absolument nous intéresser à la vie intérieure de nos concitoyens, à nos émotions. Et pourquoi ne pas commencer à l’école ? Je pense qu’il est vraiment temps que l’école nous enseigne des compétences humaines, relationnelles et communicationnelles qui vont nous être utiles tout au long de notre vie.
C’est quoi l’éducation émotionnelle ? Il s’agit d’apprendre à exprimer ses émotions, apprendre l’empathie, apprendre à travailler en groupe, de façon collaborative, à avoir de l’estime de soi, communiquer de façon bienveillante, apprendre à gérer nos conflits de façon positive, à être authentique par rapport à soi-même, apprendre à s’affirmer avec bienveillance, notamment. Toutes ces compétences permettront d’améliorer non seulement les apprentissages à l’école, mais aussi d’accroître le bien-être et le bien-vivre ensemble et auront pour résultat de prévenir la violence à l’école et dans la société en général. Toutes ces compétences seront utiles aux élèves tout au long de leur vie. Elles leur permettront une meilleure acquisition des connaissances scolaires, leur apporteront du bien-être et en fin de compte contribueront à leur bonheur et au bien-être de l’ensemble de la population.
Non, je ne suis pas devenue terroriste. Parce que j’ai vécu l’unité dans la diversité, l’estime de soi, le travail collaboratif et surtout l’amour, la bonté et la bienveillance de mes concitoyens en Belgique. J’ai ressenti des émotions agréables et j’ai décidé d’être heureuse et d’avoir du plaisir en me consacrant à ce qui me passionne véritablement. Je pense qu’il nous appartient désormais à tous de faire des efforts pour le bien-être de tous nos concitoyens, en Belgique et dans le monde entier.
Moi, j’ai mon projet : « L’intégration de l’éducation émotionnelle à l’école ».
Et vous ?
Ah oui, à propos, j’ai failli oublier : je tiens à exprimer mes sincères remerciements … aux chats ! Lesquels ? Les chats persans, évidemment ! What else ?!
Azita Rahimpoor
Bruxelles - Etat d'urgence, le 27 novembre 2015