Le retour à la vie ? Oui, cent fois oui.
Qu’est-ce que j’aime la fête de Pâques ! C’est incroyable. Alors que je n’ai même pas été élevée dans la religion chrétienne. N’empêche, il y avait une belle petite chapelle au beau milieu de mon école à Ispahan, juste à côté de la cour de récré, et mes professeurs de français étaient pour la plupart des religieuses, notamment sœur André qui me collait des zéros en orthographe -je me suis quand même un peu améliorée depuis ; deux masters en langues, en poche, ça aide !- et aussi la mère supérieure qui n’arrêtait pas de défaire les ourlets des jupes, à l’époque où les minijupes étaient à la mode, en Iran aussi !
Oui, j’ai une affection particulière pour la fête de Pâques. Cela date probablement de l’année où ma mère s’est donné la mort à Téhéran alors que nous vivions en Belgique depuis une quinzaine d’années, mes parents, ma sœur et moi. Je terminais mes études universitaires quand maman est partie à Téhéran ; elle avait dit « juste un mois », elle est restée quatre ans et elle n’est plus jamais revenue. Elle s’est jetée par la fenêtre, après un repas de famille chez son frère. Et là, moi, j’ai plongé en enfer. Ce qui me fait le plus mal, encore maintenant, ce n’est pas que ma maman ne soit plus là pour me prendre dans ses bras forteresse, mais qu’elle ait éprouvé tant de peine et d’angoisse pour croire que sa seule issue était sa propre destruction. Puis la douleur qu’elle a dû ressentir quand sa tête a heurté le sol. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à ne pas éclater en sanglots quand je pense à ce moment précis et à tout ce que ma maman a dû endurer avant d’en arriver à ce point de non-retour. Elle qui était la joie de vivre incarnée, le charme personnifié, la maternité éclatante. Plusieurs années durant, je me suis cogné la tête contre le mur pour pouvoir ressentir sa peine ; maintenant, c’est fini.
Oui, j’aime la fête de Pâques, car pour moi elle représente le retour à la vie, mon retour à la vie aussi. Jésus, cet homme dans la trentaine, qui venait aussi du Moyen-Orient, nous dit « J’ai été crucifié et je suis ressuscité ». Pour moi, c’est bien de cela qu’il s’agit : chacun de nous peut se retrouver sur la croix, vivre une épreuve, devoir faire face à une tragédie, être confronté à une douleur insurmontable. Il nous faut alors nous rappeler ce magnifique message d’espoir, celui de la fête de Pâques : malgré la croix, malgré l’innommable, nous pouvons ressusciter, nous pouvons revivre, re-venir à la vie. Le temps est là pour nous y aider, la simple acceptation de l’événement traumatique pourrait être un pas important, nos proches aussi peuvent nous prendre la main et surtout l’amour et tous les plaisirs de la vie qui n’attendent que nous.
Alors comment je ressens les événements qui ont frappé la Belgique il y a quelques jours à peine ? A part un sentiment d’extrême épuisement, j’ai tout observé avec beaucoup de distance, de détachement, comme si c’était ailleurs, sur une autre planète, alors que les attentats ont eu lieu à deux pas de chez moi et que j’aurais tout aussi bien pu me retrouver à l’aéroport national qu’à la station de métro Maelbeek. Moi ou l’un de mes proches. Peut-être parce que je vis si étroitement avec la mort depuis si longtemps : des centaines d'exécutions depuis la révolution iranienne de 1979. Peut-être aussi que, après le décès inopiné de ma mère, mon cœur s’est transformé en pierre ou bien que je n’ai plus de cœur du tout. C’est bien possible… même si je tombe encore amoureuse, assez curieusement. S’agirait-il de résilience ? D’un mécanisme de défense pour continuer à respirer, marcher et regarder le monde, après avoir été confrontée à l’indicible, à l’impossible, à l’inacceptable ? Peut-être… Je ne sais pas... Je ne veux plus savoir…
Trois ans après le décès de ma mère, après avoir vu le film EXOTICA, d’Atom Egoyan, j’avais écrit ces quelques lignes en persan, dans mon cahier bleu :
صلیب، صلیب، صلیب
La problématique de la croix : encore et toujours ….
و انتخاب بین رستاخیز یا سقوط در منجلاب درد
Et choisir entre la résurrection
ou se laisser tomber dans la mare nauséabonde de la douleur
وانتخاب مابین اینکه انسان بگذارد روحش برای همیشه در بدنش قوز کند
و یا اینکه آن را به بُعد های دیگر اوج دهد
Et choisir entre le fait de laisser son âme se recroqueviller à jamais dans son corps
Ou la pousser à s’envoler vers d’autres dimensions…
وبا این همه، از جای آن میخ های کوبیده شده
روی دست و پا، هر از گاهی خون می بارد
Et malgré tout, à l’endroit où ont été enfoncés les clous
Sur les pieds et sur les mains, parfois, le sang pluvine ….
حتی پس از خورد شدن صلیب
حتی پس از گل باران شدن همه کویرها
Même après qu’ait été détruite en mille morceaux la croix …
Même après qu’aient été fleuris tous les déserts …
Une chose est sûre. Après les attentats de Bruxelles, j’ai été très touchée et extrêmement heureuse des réactions de la population : à quel point nous tolérons si peu la violence dans ce pays. C’est une véritable bénédiction, je trouve. Je suis encore plus fière que d’habitude de vivre en Belgique.
Le jour-même de cette tragédie, deux réflexions me sont venues à l’esprit, sous forme de crainte d’abord et d’espoir ensuite : la peur que ces attentats ne fassent accroître encore davantage l’islamophobie dans ce pays, mais surtout un espoir insensé, prodigieux a éclos en moi : maintenant que chacun de nous s’est quelque peu rendu compte de ce que vivre dans un pays en guerre signifie, maintenant que nous avons réellement ressenti ce que des bombes peuvent provoquer, j’espère de tout cœur que nous ferons pression sur le gouvernement et les autorités belges, européennes et internationales pour mettre fin à la guerre en Syrie et en Irak. Nous avons plus de trente morts et trois cents blessés à déplorer, en une fraction de seconde. En Syrie et en Irak, après des années de guerre il y a certainement des milliers de morts. Je me dis, l’équivalent de toute la population bruxelloise, probablement. J’espère aussi que les émotions que nous éprouvons nous pousseront à un élan d’empathie envers les réfugiés, pour que nous soyons plus solidaires envers des hommes, des femmes et des enfants qui fuient leur maison et leur patrie à cause des bombes. Maintenant que nous l’avons nous-mêmes vécu, oui, il est vraiment temps d’en finir avec la guerre en Syrie et en Irak, d’autant plus que cela nous apportera davantage de sécurité chez nous. Oui, en Occident, nous devons vraiment prendre conscience que notre sécurité dépend du bien-être de l’ensemble de la population mondiale. Désormais, plus personne ne peut en douter. Alors peu importe la motivation, que ce soit l’altruisme ou l’égoïsme, que l’on soit solidaire avec l’autre ou avec soi-même, il est grand temps d’en finir avec toutes les guerres sur cette planète, pour notre propre bien-être, et celui de nos proches ; c’est tellement logique et si vrai, tellement évident et si simple.
Oui, moi je me suis relevée, je me suis remise debout et j’ai décidé de faire refleurir les déserts, le mien et ceux des autres, de vivre une vie passionnante, teintée de rose pourpre et de musique endiablée.
Oui, en Belgique aussi, après les attentats, malgré les traumatismes et la douleur, nous sommes tous parfaitement capables de revenir à la vie, de ré-susciter, prenant exemple sur ce jeune juif de Nazareth qui vivait pas très loin de la Syrie et de l’Irak, et qui, malgré l’épreuve de la croix, a continué à aimer, infiniment. Et moi je suis persuadée que c’est bien grâce à cela qu’il continue à vivre, depuis près de deux mille ans, dans le cœur de millions de personnes, intensément.
Alors, joyeuses Pâques. Et que : vive la vie !
Azita Rahimpoor
Pâques 2016, après les attentats de BXL
photo : Bruxelles - Printemps 2016