Non, la question n’est pas la liberté d’expression,
ni la laïcité,
absolument pas !
Après les attentats de Charlie Hebdo en 2015 et ceux du métro bruxellois et de l'aéroport national en 2016, je m’étais à chaque fois préparée à défendre les filles voilées dans les transports en commun à Bruxelles. Je m’étais dit que l’islamophobie allait augmenter de façon exponentielle et que tôt ou tard une fille voilée allait se faire attaquer dans l’espace public, verbalement ou physiquement. J’ai eu tort et c’est tant mieux. Mais cette fois-ci, je ne pense pas que les choses vont en rester là …
Oui, c’est vrai que toute ma communauté est persécutée en Iran par des islamistes radicaux. Oui, c’est vrai que toute ma famille a quitté l’Iran, les uns parce qu’ils avaient été expulsés de l’université, les autres parce qu’ils n’étaient plus autorisés à travailler dans la fonction publique. Oui, c’est vrai que l’un de mes oncles a été licencié de son travail de fonctionnaire parce qu’il a refusé de renier ses croyances et qu’il a travaillé pendant des années comme chauffeur routier avant de prendre le chemin de l’exil en traversant les montagnes à pied avec un bébé de quelques mois dans les bras. Oui, c’est vrai que mes deux parents n’ont plus reçu leur pension de retraite, du jour au lendemain, après l’instauration de la République Islamique en Iran, alors que nous vivions déjà en Belgique. [[[ Je garde précieusement leurs lettres d'exclusion … Un jour, la justice … ]]] Oui, c’est vrai que ma mère a dû travailler à Bruxelles dans une maison de retraite avec un salaire d’esclave pour subvenir aux besoins de sa famille. Oui, c’est vrai que mon père a dû partir seul en Afrique du Sud pour travailler parce que c’était le seul pays au monde où on avait accepté son diplôme de médecine vétérinaire. Oui, tout cela est vrai. Mais ce n’est pas pour autant que je suis tombée dans la haine de l’autre, de tous les autres. Et la tragédie innommable qui a secoué la France avant-hier a très exactement pour but de nous y plonger et de nous y noyer, dans ce racisme boueux et visqueux.
Non, la question n’est pas la liberté d’expression, ni la laïcité, absolument pas !
La question est : « Comment je peux faire pour déstabiliser l’occident ? Comment je peux faire de mon mieux pour diviser les êtres humains qui y vivent ensemble et quelle est la meilleure méthode pour instiller la haine dans leur cœur pour qu’ils se détruisent entre eux et surtout avec un moindre coût pour moi ?». Voilà la question essentielle. Voilà pourquoi la réponse à l’assassinat d’avant-hier n’est pas uniquement dans la défense de la liberté d’expression ou de la laïcité. Pour moi, la réponse est dans la cohésion sociale, la connaissance de l’autre, qui n’est plus un autre, mais qui est exactement comme moi. Comment faire pour que notre société donne à tout un chacun la fierté d’être et la possibilité de vivre dans le bien-être ?
Oui, c’est vrai que les intégristes continuent de persécuter ma communauté en Iran. J’espère que maintenant mes amis occidentaux comprennent ce que cela signifie, après avoir été ébranlés par ce meurtre abject en France. J’espère surtout que, après l’émotion et l’effroi, viendra le moment d’une réflexion approfondie sur la façon dont nous vivons ensemble, dont nous formons une seule et même communauté d’êtres humains ayant les mêmes aspirations de bonheur tout simple.
Oui, c’est vrai que cette après-midi j’ai pleuré en pensant à ce qui est arrivé à cet enseignant, à ce qui est arrivé à ma famille au cours de ces 40 dernières années, mais je reste fermement attachée à mon humanité et à toutes les valeurs que ma communauté m’a enseignées, même si je n’ai aucune croyance religieuse, surtout parce que mes parents ont mis en pratique ces valeurs dans leur vie de tous les jours : notamment l’unité dans la diversité et les démarches en faveur du bien-être du genre humain dans sa totalité.
Oui. C’est vrai. Absolument.
Azita Rahimpoor
Bruxelles, le 18 octobre 2020
(photo : Azita)